Ce texte fait partie d'une série d'articles intitulée Introduction à l'Histoire des Juifs d'Espagne. Ces écrits ont paru dans la revue canadienne La Voix sépharade entre 2001 et 2005. Comme je l'avais indiqué en avant-propos, bien que fidèles aux faits historiques, ces articles manquent probablement de rigueur, car je n'ai ni l'érudition ni la formation d'un historien. J'ose espérer, toutefois, que cette synthèse permettra d'éclairer le lecteur attentif au sens et au cours de l'Histoire.
Le décret de l'Alhambra "Lorsque la terrible nouvelle fut connue de nos frères, ce fut un grand deuil, une terreur profonde telle qu'on n'en avait jamais ressentie de pareilles depuis que le peuple d'Israël avait été emmené captif par Nabuchodonosor. Ils essayaient cependant de se réconforter mutuellement. Courage! disaient-ils. Nous partirons en invoquant le nom de l'Éternel. Et, défaillants, ils partirent." C'est ainsi qu'Isaac Abravanel raconte le déracinement des Juifs d'Espagne contraints de quitter cette terre "qu'ils ont tant aimée."
- A) "Justification" de l'Édit d'expulsion
En date du 31 mars 1492, les Rois Catholiques signaient le terrible et fameux Décret d'Expulsion dont le texte avait été rédigé quelques jours auparavant par Tomás de Torquemada [Au fond, les écrits, les mesures antisémites, le fanatisme religieux, bref toute l'œuvre du grand Inquisiteur ne poursuit qu'un seul objectif : débarrasser l'Espagne de la présence du peuple d'Israël. Pas de Juifs dans le Reich de Torquemada!] . Ce document au raisonnement fondamentalement religieux repose sur quatre arguments :
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Constatation : "Bien es sabido que en nuestros dominios, existen algunos malos cristianos que han judaizado y han cometido apostasía contra la santa fe Católica, siendo causa la mayoría por las relaciones entre judíos y cristianos."
"Vous savez fort bien qu'en nos territoires se trouvent certains mauvais Chrétiens qui se sont judaïsés et sont coupables d'apostasie envers notre Sainte foi Catholique, la plupart étant dues à des communications entres Juifs et Chrétiens."
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Influence préjudiciable des Juifs : "...estamos informados por la Inquisición y otros el gran daño que persiste a los cristianos al relacionarse con los judíos, y a su vez estos judíos tratan de todas maneras a subvertir la Santa Fe Católica y están tratando de obstaculizar cristianos creyentes de acercarse a sus creencias."
"...nous sommes informés par l'Inquisition et d'autres que le grand dommage occasionné aux Chrétiens persiste, et que cela continue du fait des conversations et communications qu'ils tiennent avec les Juifs, de tels Juifs tentant par tous les moyens de renverser notre sainte foi Catholique et tentant de détourner de fidèles Chrétiens de leurs croyances."
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Le remedio : "...como nosotros conocíamos el verdadero remedio de estos daños y las dificultades yacían en el interferir de toda comunicación entre los mencionados Judíos y los Cristianos y enviándolos fuera de todos nuestros dominios, nosotros nos contentamos en ordenar si ya dichos Judíos de todas las ciudades y villas y lugares de Andalucía donde aparentemente ellos habían efectuado el mayor daño, y creyendo que esto seria suficiente de modo que en esos y otras ciudades y villas y lugares en nuestros reinos y nuestras posesiones seria efectivo y cesarían a cometer lo mencionado."
"Et parce que nous savions que le vrai remède à de tels maux et difficultés résidait dans la rupture de toutes communications entre lesdits Juifs et Chrétiens, et à les renvoyer de tous les endroits de nos règnes, nous cherchâmes à nous satisfaire en ordonnant auxdits Juifs de toutes les villes, villages et endroits d'Andalousie où il apparaissait qu'ils avaient fait de grands torts, croyant que cela suffirait à ce que ceux des autres villes, villages et endroits en nos règnes et possessions cesseraient de commettre les actes susdits. [C'est en Andalousie que l'on retrouve la plus grande concentration de Juifs]."
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Échec de la solution : "...nada de esto... ha sido un remedio completo obviar y corregir estos delitos y ofensas. Y a la fe Cristiana y religión cada día parece que los Judíos incrementan en continuar su maldad y daño objetivo a donde residan y conversen."
"...ceci n'a été un remède complet pour éviter et corriger une telle opprobre et offense à la foi et à la religion chrétiennes; parce qu'il apparaît chaque jour qu'un nombre grandissant desdits Juifs continue à perpétrer leurs desseins mauvais et nuisibles où qu'ils résident et conversent."
- B) Application du décret
- Les Juifs devaient quitter l'Espagne dans un délai de trois mois (donc avant le 31 juillet, bien que quelques jours de sursis aient été accordés).
- Les expatriés ne pouvaient, sous peine de mort, retourner en Espagne.
- Ils devaient négocier toute leur fortune (biens, meubles et immeubles) sous forme de lettres de change ou de troc puisqu'il leur était interdit de sortir de l'or, de l'argent ou de la monnaie.
- Pendant le délai accordé, ils se trouvaient sous la protection royale afin que personne ne puisse leur porter atteinte.
- Toute personne ayant pu porter secours aux Juifs encourait la peine de confiscation de ses biens et le risque d'être traduite en justice.
Tel est donc, sommairement résumé, le "très fameux" Décret de l'Alhambra qui mettait fin à une présence plus que millénaire en sol ibérique.
- C) Une entrevue historique
Lorsque le 30 avril, des tambours annoncèrent le décret sur les places publiques, le choc fut naturellement terrible. Aussi, prise au dépourvu, la communauté juive demanda audience aux monarques dans l'espoir d'éviter le désastre. [Doit-on parler d'optimisme, de naïveté ou d'aveuglement face à cette haine implacable? C'est ce même optimisme qui contribuera à perdre les Juifs dans l'Allemagne nazie] . La chronique veut [bien que la fiction semble s'être emparée de la vérité historique] qu'on ait demandé à Isaac Abravanel, que nous avions déjà rencontré dans les articles précédents, de jouer le rôle de médiateur. Il croyait que, comme par le passé, l'argent permettrait de suspendre ou d'abolir "la solution finale." Aussi offrit-il à Ferdinand, incarnation de la cupidité, une somme fabuleuse obtenue grâce à un appel de fonds. Appâté par cette richesse, le roi hésite, est sur le point de céder lorsque Torquemada se précipite dans la salle, jette son crucifix sur la table et s'écrie :
- "Judas Iscariote vendió a Cristo por 30 monedas de plata. Su Alteza está a punto de venderlo por 30 000. Aquí está Él, Tómelo y véndalo"
- "Judas Iscariote a vendu le Christ pour trente deniers. Vous, vous voulez le faire pour trente mille. Tenez, vendez aussi le crucifix !"
[Ne se croirait-on pas dans une pièce de théâtre où le spectateur vibre face à l'éloquence passionnée du héros?] . Cette dramatique réplique mit fin aux réticences du roi. Le sort en était jeté. Une autre version moins théâtrale, mais plus vraisemblable, raconte qu'Isabelle ait répondu au plaidoyer d'Abravanel : "Dieu a mis la chose dans le cœur du Roi" et donc si Ferdinand a opté pour l'Expulsion, c'est sous l'influence divine...
Quelques réflexions Si ce décret a fait couler des torrents d'encre, c'est parce que plusieurs zones d'ombre subsistent. A maintes reprises, les Rois catholiques, et la reine en particulier, avaient déclaré que les Juifs ne devaient faire l'objet d'aucune injustice, tout en leur assurant de leur protection : "Tous les Juifs du Royaume sont à moi et sont sous ma protection" (1477). Pourquoi donc ce revirement? On ne peut que se perdre en conjectures et les historiens continuent à s'interroger. Pour ma part, j'émettrai les hypothèses suivantes :
- La guerre contre la royaume maure de Grenade avait été financé par Isaac Abravanel et Abraham Senior qui avaient avancé des sommes colossales. En janvier 1492, Grenade tombe. Dès lors, la situation économique change : l'argent juif cesse d'être indispensable d'autant que la conquête de Grenade, ville riche, permettait un afflux important de capitaux.
- En outre, en signant le décret, Ferdinand, âme cupide, savait bien qu'il allait obtenir de grands avantages matériels. En faisant main basse sur les biens juifs, en confisquant les propriétés, les profits ainsi obtenus devaient surpasser les revenus fiscaux prélevés durant des décennies (!). [L'humanité ne tirera donc jamais de leçon de cette histoire? Comment ne pas évoquer cette époque sinistre où les Juifs devaient quitter leurs appartements, pillés et confisqués, pour le ghetto?] . Mais n'exagérons pas. "La soif du lucre" fut un facteur important, mais non déterminant.
- Au risque de me répéter, il est indéniable que ce décret a été dicté par une politique d'unification religieuse. Il s'agissait d'en finir avec l'hérésie des conversos et à cette fin, il était nécessaire de forcer les Juifs à se convertir ou à partir définitivement.
- Une lecture au second degré de l'édit permet de déceler une autre explication : la raison d'État. Le pouvoir royal ne pouvait reposer que sur l'ordre social, ordre fortement perturbé par les émeutes anti-juives, par le climat social qui prévalait. Cette cohésion sociale exigeait donc la disparition des Juifs. Dès lors, à l'Espagne des trois religions se substituait l'Espagne de la foi, de la patrie et du trône.
L'exode Les chiffres étant contradictoires, il est vain de s'attarder sur le nombre de Juifs ayant opté pour l'exil ou le baptême. D'après certaines statistiques, il y aurait eu entre 100 000 et 200 000 expulsés. Toujours est-il que ce fut un épreuve terrible, une suite ininterrompue de souffrances. Dans l'impossibilité de vendre, en si peu de temps, leurs biens contre de l'or ou de l'argent, les exilés furent contraints de liquider "leur maison contre un âne et une vigne contre un drap". Le chroniqueur Andrés Bernáldez décrit l'exode en ces termes : "Unos cayendo, otros muriendo, otros naciendo, otros enfermando, que no había cristiano que no hubiese dolor de ellos, y siempre por do iban los convidaban al baptismo y algunos, con la cuita, se convertían y quedaban, y los rabíes los iban esforzando y hacían cantar a las mujeres y mancebos y tañer panderos para alegrar la gente." "Les uns tombent de fatigue, les autres de maladie. Certains meurent, d'autres naissent. Tout chrétien est saisi de pitié. Des gens s'approchent d'eux et les supplient d'accepter le baptême. Certains, avec grande douleur, abjurent et restent. Les rabbins accourent pour encourager les désespérés. Les femmes chantent et les enfants battent du tambourin." Une grande partie tenta de trouver exil au Portugal, certains s'établirent au Maroc, à Oran, enfin d'autres groupes se rendirent dans l'Empire ottoman. [Détail paradoxal, comme l'a souligné A. B. Yehoshua lors de sa récente conférence à la Bibliothèque publique juive, personne ne songea à s'implanter en Terre Promise...] En ce qui a trait aux Juifs qui acceptèrent le baptême "porque en España la vida es muy amable", les chiffres sont aussi disparates. Certains historiens parlent d'une minorité, d'autres déclarent que la moitié de la communauté juive se convertit. Il reste que ces conversions furent aussi dramatiques que l'exil, ne serait-ce qu'en raison de déchirures traumatisantes. Au nombre de ceux qui optèrent pour le baptême se trouvait Abraham Senior, grand rabbin et financier. Bien qu'ayant reçu l'autorisation exceptionnelle de sortir du pays ses biens personnels, il préféra rester adoptant le patronyme de Coronel. [Quel coup de pub pour les Rois catholiques! Voici donc le grand rabbin de Castille qui se convertit en grande pompe dans la cathédrale de Valladolid en présence des monarques qui président à titre de parrains!] C'est ainsi qu'au nom de l'Église et de la raison d'État [au fond, cette idéologie témoigne bien des dangers qui menacent l'humanité lorsque la Religion et la Nation coïncident et l'état actuel du monde en est l'illustration la plus évidente] , les Rois catholiques procédèrent à l'éradication du judaïsme. Mais, en fait, cette expulsion ouvrait un nouveau chapitre dans l'histoire de l'Espagne. En contraignant des milliers de Juifs à embrasser la foi catholique, la problématique juive n'était pas éliminée pour autant. Certes, tous ceux qui "recibieron el baptismo de pie" (1) comme on disait plaisamment, et en particulier leurs descendants, réussirent à s'intégrer et à se fondre dans le paysage. Et pourtant, les préjugés, l'obsession de la "pureza de sangre" (2), un antisémitisme latent dans un pays sans Juifs (3), devaient dominer et envenimer l'Espagne pendant des siècles. Quant aux séfarades exilés, par-delà la rancœur et la souffrance, ils devaient conserver leurs traditions, leurs légendes, leurs romances, leur cuisine mais surtout la langue de leurs ancêtres, ce castillan archaïque et savoureux. Mais ce départ devait se solder pour l'Espagne par l'étouffement de l'esprit, par la répression de la pensée créatrice nationale dont les Juifs furent le ferment.
Notes
- (1) "tous ceux qui reçurent le baptême debout"
- (2) "pureté de sang"
- (3) Jusqu'à l'aube du 20e siècle, il n'y aura pas de Juifs en Espagne.
- Les notes entre crochets expriment l'opinion de l'auteur.
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